Interdites de consommation, les boissons fortement alcoolisées coulent à flots dans la ville de Bukavu. Elles proviennent de quelques distilleries nationales. Elles franchissent les mailles des frontières poreuses. Les habitants, surtout les jeunes, encourent des maladies psychiques et somatiques. Les médecins et éducateurs tirent les sonnettes d’alarme. Les autorités mènent des rapts épisodiques …
Un trentenaire descend d’une moto rouge, paie la course et s’étale de tout son long sur l’avenue Pesage dans la commune d’Ibanda. « Dieu merci, j’ai eu du mal à le ramener. Il paraît qu’il habite par ici », s’exclame le taximan. Des jeunes du coin surgissent d’un kiosque en planches de bois et accourent. « Papa n’est pas formé. Il croyait boire de l’eau », éclatent ils de rire. Une vieille dame les foudroie d’un regard furieux et désapprouve la jeunesse actuelle.
Les autorités adoptent une politique d’autruche
Des cadres de base reconnaissent l’existence de plusieurs petits coins où les boissons fortement alcoolisées sont consommées discrètement. « Il y a peu des matches opposent les buveurs de sapilo à ceux de bundigiri, deux sortes de liqueurs de pacotille, sur un terrain de football en plein cimetière de Ruzizi profané », rappelle Jacques Buhendwa de l’avenue Luziba. Le bourgmestre d’Ibanda, Evariste Manegabe, affirme avoir détruit une quantité importante de ces boissons mais ces produits continuent à être fabriqués au pays et à provenir frauduleusement de quelques Etats voisins. Ces autorités municipales mènent des opérations épisodiques et la société civile les rappellent à l’ordre. La plateforme « Bagira Kwetu », réunissant les forces vives de cette commune, adresse, le 23 mars 2019, une lettre au maire de la ville de Bukavu, et lui rappelle qu’il existe des arrêtés interministériels portant interdiction du commerce d’alcools, eau de vie et liqueurs conditionnées dans les sachets ainsi qu’un autre arrêté du maire portant interdiction de la production, la vente et la consommation de la drogue et des boissons fortement alcoolisées. Elle constate malheureusement que ces décisions sont restées lettre morte et la jeunesse en paie le prix à ce jour. Selon Radio Okapi, La plateforme «Bagira Kwetu » dénombre 27 maisons de vente de ces produits dans la commune.
Maladies, dépression et démence
Le médecin à l’hôpital provincial général de référence de Bukavu, le docteur Ashley Bapolisi, dodeline la tête. Selon lui, les hommes principalement, les femmes de plus en plus et les enfants dans une moindre mesure se mettent sous l’emprise des boissons fortement alcoolisées pour faire face aux stress. Hélas, ils se comportent comme des crocodiles qui fuient la pluie dans la rivière. Ils encourent des cirrhoses hépatiques et gastriques, la démence, la dépression, l’anxiété … ». Ce professionnel de la santé explique que les liqueurs fortes se différencient des bières et vins par leur concentration d’alcool et composition chimique et la vitesse avec laquelle elles se répandent dans le sang. Ces éléments suscitent une altération sanitaire et une forte dépendance. Le paradoxe est que les boissons fortement alcoolisées coûtent beaucoup moins cher et sont ainsi à la portée de presque toutes les bourses.
Campagnes de sensibilisation et éducation préventive
Hélas, les enfants congolais apprennent traditionnellement à prendre l’alcool sans en connaître le sens et les conséquences. Devenus jeunes, certains se retrouvent dans un engrenage mortel. D’où la nécessité d’une éducation préventive de la société en général et de la jeunesse en particulier. Les écoles devraient ainsi prévoir une forme d’éducation psychologique par rapport à l’alcool et les institutions sanitaires ouvrir des espaces pour les alcooliques. Par ailleurs, selon le docteur Ashley Bapolisi, l’Etat congolais devrait prendre des mesures pour contrôler la qualité de l’alcool et limiter l’âge de sa consommation. « Rien n’interdit actuellement à un enfant de six ans d’acheter n’importe quel genre d’alcool au vu et au su de tout le monde. Des usines les distillent et les distribuent ouvertement. Les acteurs de la société civile devraient mener des actions concertées pour mettre fin à ce fléau », déclare-t-il. L’enseignant de sociologie à l’Université officielle de Bukavu (Uob), John Habamungu, reconnaît que la consommation des boissons fortement alcoolisées est un véritable problème de société dans la ville. Les jeunes âgés de 16 à 22 ans les ingurgitent à longueur des journées dans certains coins des communes de Bagira, Ibanda et Kadutu. « Après les cours, un certain nombre d’élèves préfèrent aller se livrer à des bruyantes ou silencieuses séances de libation de ces liqueurs à vil prix dans des petites boutiques de charge des téléphones qui servent des points de vente. Et ces liqueurs portent des marques évocatrices et passionnantes comme Barca, Patron, Polo. Elles les rendent plus branchés, à la page et », ironise-t-il. Ce sociologue explique ce phénomène par l’effet de masse, la timidité, l’anxiété.
les services de l’Etat se renvoient la balle
Le directeur provincial de l’Office congolais de contrôle (Occ / Sud-Kivu) , Jean Makinde affirme que seules les boissons alcoolisées en sachet en provenance de Kampala en Uganda, appelées Waragi, ont été interdites par les autorités congolaises. Selon lui, son office n’est pas habilité à analyser le taux d’alcoolémie et à interdire l’entrée des boissons fortement alcoolisées. « Les boissons produites à Rutshuru circulent librement. L’Occ n’en contrôle pas le taux d’alcool. Seule la direction centrale de Kinshasa a compétence pour ordonner l’interdiction de l’entrée de certains produits qu’elle juge ne pas être bon pour la consommation. Certaines boissons passent frauduleusement et il revient au service d’antifraude de se saisir des cas éventuels », déclare-t-il. Cela étant, les boissons fortement alcoolisées vont continuer à couler, affoler et tuer dans la ville de Bukavu et la province du Sud-Kivu. Il ya péril dans la demeure.
Daniella Mudahama et Kibwana Iyanho